Marseille, la libellule et le réchauffement
Les libellules et les demoiselles sont des insectes primitifs, fascinants et complexes. Appréciées pour leurs couleurs et leurs arabesques gracieux, elles n’en demeurent pas moins intraitables et bagarreuses, féroces aquatiques ou dragons des airs, exploratrices soumises aux modifications de notre monde.
Nichée entre le stade Pierre Delort et la station d’épuration du boulevard de la Pugette, dans le 9e arrondissement de Marseille et à quelques dizaines de mètres du stade Vélodrome, une large flaque viciée persiste et vit contre le seuil qui barre l’Huveaune. Ce 15 septembre ensoleillé, les libellules volent encore. Les mâles de Crocothemis écarlate (Crocothemis erythraea) s’agitent tandis que les tandems de Sympetrum à nervures rouges et de Sympetrum strié (respectivement Sympetrum fonscolombii et S. striolatum) balancent leurs œufs à la surface de l’eau.
Dans cette frénésie rougeâtre, couleur dominante de ces espèces estivales et adaptées à l’âpreté des milieux méditerranéens, surgit soudain une petite libellule plus orange que rouge, flamme qui turbine d’un vol rasant et se pose sur une plage de béton nu. C’est un mâle de Trithémis à ailes ambrées (Trithemis kirbyi). Même si attendue, l’observation de cette espèce en PACA constitue une première, selon Faune-France.
Si toute rencontre odonatologique est intéressante dans la dureté des milieux aquatiques citadins, celle-ci l’est plus encore à la lueur de la répartition et des comportements de son espèce. L’aire du Trithemis à ailes ambrées s’étend de l’Afrique continentale à l’ouest de l’Inde. Mais à la faveur du réchauffement climatique, l’espèce qui possède de belles capacités de dispersion progresse vers le nord et l’Europe occidentale. Elle pointe son nez rouge en Sardaigne en 2003, s’installe en Espagne courant 2007.
Elle franchit les Pyrénées et se fait remarquer pour la première fois en France en 2017, dans l’Aude puis l’Ardèche. Elle s’épanouit bientôt dans les Pyrénées Atlantique, puis dans les Cévennes et les Corbières. Et la voilà enfin à Marseille, où l’espèce s’installera et se reproduira très bientôt, puisque les conditions à son établissement durable sont là : température seyante au développement rapide de ses larves aquatiques et milieux attractifs en contexte urbain, vasques enrochées et bras morts de rivières, bassins artificiels peu végétalisés et piscines, mares temporaires.
Dans ces contextes humides difficiles (pollution, assecs, instabilité, destructions et remblais), défavorables à nombre d’espèces autochtones, le Trithemis à ailes ambrées trouvera une niche. Tout en continuant son expansion, à l’instar du Trithemis pourpre (Trithemis annulata) qui l’a devancé dans le temps et que l’on peut admirer durant l’été aux Parcs Borély, Pastré ou Maison blanche, à Marseille. Cette autre libellule d’affinité afrotropicale, aperçue en Espagne en 1975, en Corse en 1989, atteint le Languedoc-Roussillon en 1994 puis la région PACA en 2009. Elle ne cesse de s’étendre depuis et accélère encore son expansion vers le nord, désormais bien présente au-delà de la Rochelle et de Lyon, le long des deux grands axes de colonisation que constituent la façade atlantique et la vallée du Rhône.
Les libellules et les demoiselles nous rappellent que les modifications climatiques sont à l’œuvre depuis des décennies déjà, que le nord se réchauffe, que l’hiver s’adoucit, que le printemps arrose parfois plus sévèrement, mais elles illustrent et incarnent également la rapidité de ces changements que nous peinons parfois à matérialiser. Leurs progressions accélérées nous en donnent une mesure.
D’autres espèces tropicales sont attendues et ne tarderont pas, qui nous surprendront certainement aussi par leur adaptabilité. Si le réchauffement climatique est actuellement plutôt favorable aux odonates, il fragilise en revanche les espèces spécialisées qui montent en altitude pour trouver en montagne les conditions tempérées qui s’étiolent en plaine ou les milieux adaptés à leurs écologies exigeantes. Indicateurs de l’état de santé de zones humides perpétuellement impactées, victimes de la destruction de leurs habitats, les odonates témoignent ainsi, comme tant d’autres vivants, plantes, animaux, champignons et bactéries, des flux qui animent notre planète commune
Gwénaël David, le 29 octobre 2025
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