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30 avril 2025

Les fripes c’est chic ?

Les fripes sont-elles une alternative à la surproduction de vêtements ? L’anthropologue Emmanuelle Durand a exploré le sujet. Le 25 avril, pendant la Fête des Trucs, elle était sur le campus de Saint-Charles à Marseille pour présenter son travail

S’habiller avec des fripes est souvent perçu comme un acte écologique et solidaire. Acheter une veste ou un jean de seconde main semble avoir tous les avantages. Ça ne coûte pas trop cher, ça évite d’enrichir les grandes enseignes et ça permet de réduire les déchets. En apparence, recycler les vêtements s’inscrit dans un processus vertueux. La réalité est bien plus complexe. Emmanuelle Durand est anthropologue, elle a rédigé sa thèse sur l’économie du textile réutilisé. Elle en a tiré un livre, L’envers des fripes, paru en 2024. Lors de la Fête des Trucs, le week-end dernier, La Sauce, l’association étudiante d’Aix-Marseille Université, a organisé une conférence avec Emmanuelle Durand. Pendant près de deux heures, la chercheuse a décrit les circuits du recyclage textile et toutes les nuisances insoupçonnées qu’il comporte.

Souillure et déchets

La notion de fripe est assez floue juridiquement. Cela peut être un vêtement usagé, mais également un vêtement neuf invendu. Pour résumer, selon l’expression de l’anthropologue britannique Mary Douglas, c’est un vêtement qui présente une souillure, c’est-à-dire qui n’est pas à sa place socialement et symboliquement car il a perdu de sa valeur. Soit parce qu’il encombre nos armoires, soit parce qu’il encombre le stock d’un magasin. Le transformer en fripe lui redonne une valeur et le remet en circulation pour qu’il soit de nouveau utilisé. La vision de l’économie de la fripe est faussée car on ne retient souvent que ces deux côtés de la chaîne : le vêtement dont on se débarrasse et le vêtement qui est remis en vente. Tout ce qui se passe entre ces deux étapes est invisibilisé. Ce parcours d’une extrémité à une autre est la problématique principale des fripes. Qui intervient pour que cette transmission ait lieu ? Et comment a-t-elle lieu ?

La circulation est à la fois spatiale et sociale. Dans les pays développés, des associations s’occupent de la collecte des vêtements. Il faut ensuite les trier, parfois les raccommoder, puis les emballer, les stocker, les transporter. La plupart de ces lots de textiles partent alors dans des pays du sud, où ils sont de nouveau triés. Puis, selon leur état, une partie est mise en vente sur le marché local, une partie est renvoyée dans les pays du nord pour être vendue dans les friperies, et une partie est jetée. Souvent, ces déchets textiles terminent sur d’immenses décharges à ciel ouvert dans les pays du sud. Emmanuelle Durand s’est intéressée au circuit entre l’Europe et le Liban. « En moyenne, sur une balle de 50 kg de vêtements achetée sur le marché libanais, 40% ne sera pas utilisable », précise-t-elle.

Déchets textiles © XDR

Déchets textiles © XDR

Exploitation logistique

Toute cette circulation intermédiaire entre la collecte et la revente est réalisée, dans les pays du nord et du sud, sur des territoires similaires : des milieux péri-urbains, où se trouvent des hangars, à l’intérieur desquels ont lieu les activités de tri, d’assemblage, d’emballage, de stockage, de transport, de livraison. Dans ces entrepôts, au sud comme au nord, les emplois sont précaires, celles et ceux qui les occupent sont exploités, mal rémunérés, les conditions de travail sont dégradées. C’est dans ce monde urbain de la logistique que se crée la valeur. Ces territoires en déshérence sont les rouages indispensables du commerce des vêtements de récupération.

Ce circuit du recyclage à grande échelle est concurrencé depuis quelques années par les plateformes numériques. Dans ce cas, la vente de vêtements d’occasion n’a pas lieu en friperies, elle se fait entre particuliers. Les sites spécialisés mettent en avant l’économie circulaire, encouragent le geste simple de vider ses placards et de redonner vie à des habits qui dormaient. Cela semble contribuer à un modèle vertueux socialement et écologiquement. Mais c’est une situation en trompe-l’œil. Il est vrai que l’accès à la seconde main est facilité, des personnes qui n’en auraient pas eu la démarche, achètent des vêtements d’occasion via ces plateformes. Mais cela implique de la gestion de colis, du stockage et du transport, dans les territoires où cette logistique est déjà en place. Autre conséquence, le circuit du don est fragilisé. S’il est possible de revendre ses fonds de placard, les vêtements donnés sont ceux qu’on ne pourra pas monnayer. Les textiles collectés sont donc de moins bonne qualité et quand ils arrivent dans les pays du sud, ils sont plus nombreux à être inutilisables et finissent jetés. Sous l’apparence d’une attitude vertueuse d’économie circulaire, ces plateformes viennent amplifier la pollution textile à l’autre bout de la planète.

Profits pour l’industrie

Enfin, il reste un aspect majeur dans cette circulation des vêtements recyclés : le rôle de la production industrielle. « L’industrie textile et les fripes sont en fait complètement enchevêtrées », explique Emmanuelle Durand. Depuis longtemps, les industriels ont compris tout l’intérêt qu’ils avaient à accompagner la consommation de vêtements d’occasion. Dès les années 60 ou 70, lorsque les mouvements hippies ou punks réutilisent et détournent des bleus de travail ou des tenues militaires, l’industrie se met à produire des treillis neufs ou des vestes d’ouvriers. De même, quand la mode est aux habits usés, elle commercialise du prêt-à-porter déjà abimé, déchiré. Aujourd’hui, elle se sert de l’engouement pour la récup et en tire profit. L’industrie a même besoin du marché de l’occasion, car il lui permet de diffuser ses invendus. Sans la seconde main, l’industrie textile serait bloquée par son stock. Mais elle a au contraire la possibilité de s’en débarrasser, ce qui encourage et renforce sa surproduction. Il est plus rentable pour elle de nourrir un flux permanent de nouveautés et de reléguer ses invendus en fripes, ce qui entretient la surconsommation. Les articles de la fast fashion inondent aujourd’hui autant le marché du neuf que celui de la récup.

L’enquête d’Emmanuelle Durand met en lumière tous les paradoxes, les nuisances et les pièges du recyclage des vêtements. Il existe des moyens de les contourner, déjà en ayant conscience de ce fonctionnement, et en essayant de limiter son essor. Et en favorisant autant que possible les circuits courts, les échanges directs, locaux, informels. Dans le domaine des textiles comme dans d’autres, il est préférable de consommer des objets déjà fabriqués et de les faire durer. Mais la traçabilité d’un vêtement restera toujours difficile à établir, et la dimension éthique de ce commerce est une problématique complexe. La responsabilité de la société est de tenter de la résoudre.

Jan-Cyril Salemi
Avril 2025

 

Pour aller plus loin :
Emmanuelle Durand invitée de l’émission La Terre au carré sur France Inter

  • Jan-Cyril Salemi

    Je suis journaliste à Marseille depuis 2010, pour la presse généraliste ou spécialisée. Les thèmes de mon travail sont multiples, société, santé, écologie, sport, culture, etc. Je m'intéresse en particulier aux questions sociales et politiques.

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