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La biche et l’écureuil

C’est une histoire simple, plutôt banale. Celle d’un humain, urbain, qui rencontre le monde animal. C’est le matin, tôt. Un dimanche d’avril, il fait très beau. L’humain sort de sa ville, Marseille. Pour une journée, il laisse le béton, les trottoirs encombrés de crasse, les mégots qui flottent dans les caniveaux, les containers qui débordent de déchets, les sacs plastique qui claquent au vent dans les arbres. Aujourd’hui il va changer d’air. Direction les Alpes, un domaine de randonnée près de Gap. Une promenade. Il s’installe dans la carcasse de métal, deux heures de route et de pétrole plus tard, ce sera un nouveau paysage. Il se sent bien parce que c’est le printemps et que là où il va, ça se verra mieux. Il roule, dans la carcasse de métal. Sur l’autoroute il n’y a que lui. Personne, ni devant, ni derrière, ni en face. Il est 8h du matin, il arrive près de Manosque, toujours tout seul sur l’autoroute. Il roule un peu comme un robot, comme on est parfois en état d’hypnose quand on est au volant. Il ne pense pas à ce qu’il fait, la carcasse de métal avance, c’est tout. Il faut garder l’axe, tracer droit, le regard en alerte, le pied en amorti sur l’accélérateur, avoir juste les gestes réflexes, les automatismes, avancer, sans s’en rendre compte, avec comme seul repère le décor autour qui défile.

Rien ne bouge, ni lui, assis confortable dans un fauteuil, ni le décor figé, des allées d’arbres sans sacs plastique dans les branches. C’est la carcasse de métal qui bouge, qui avale les rangées d’arbres, les lignes blanches au sol, les barrières de fer gris sur les côtés. Juste un peu avant Manosque, il se passe quelque chose. Là, à 20 mètres devant lui, tout d’un coup, le décor s’est animé. Ça dure peut-être trois ou quatre secondes, comme le temps d’un éclair. Là, à 20 mètres devant lui, une biche est sortie du décor. Elle saute la rambarde d’acier, elle est belle, gracieuse, elle s’élance, pour traverser le fleuve de goudron. Elle regarde vers lui, brièvement, il est tout proche d’elle. Il n’a pas le temps d’avoir peur de la heurter, elle est déjà passée. Il tourne un peu la tête pour la suivre des yeux, il s’inquiète pour elle, il faut qu’elle franchisse encore l’autre côté. Elle bondit au-dessus de la barrière du milieu, aucune carcasse de métal en face, elle passe. Elle file, rapide, saute la dernière rambarde et disparaît dans le décor.

Trois ou quatre secondes partagées entre un humain urbain et une biche sauvage. Territoire commun, une autoroute, un fleuve d’asphalte et de métal. Drôle de rencontre. Elle a lieu parce que des décennies auparavant, d’autres humains sont arrivés, ont éventré la forêt, l’ont tranchée en deux et ont déroulé au milieu des tonnes de goudron. Est-ce qu’on peut parler de colonisation ? D’occupation ? De spoliation ? De vol ? D’accaparement ? D’expropriation ? De prédation ? L’humain, s’il commence à se poser toutes ces questions, ça va devenir très compliqué. Alors il continue sa route. C’est grâce à cette colonisation qu’il peut rejoindre un site de randonnée en à peine deux heures de pétrole. Alors bon, il passe en territoire occupé, ça l’arrange bien et en général il n’y pense pas. Les frontières sont bien définies, la population de la forêt est tenue à l’écart derrière des grillages, d’habitude elle ne les franchit pas. Un hérisson égaré, ça arrive, un renard ou un lièvre, peut-être aussi. Mais une biche, c’est la première fois qu’il en voit une sur l’autoroute. Il se sent à la fois chanceux de l’avoir croisée et triste d’avoir vu comme sa présence l’oblige à fuir.

Écureuil – CC0

Une heure plus tard, il marche sur un sentier. Il y a des petites fleurs, des arbres immenses, des sommets enneigés au loin, c’est très beau. Au milieu du chemin, un écureuil passe tranquillement, sans se presser. Il s’arrête, il regarde l’humain sans s’affoler. Il se laisse même approcher, il ne s’enfuit pas. Quand l’humain est trop près, il file dans les herbes, s’arrête un peu, donne encore un regard, puis disparaît. En le voyant, l’humain repense à la biche. Son territoire à elle est occupé par les humains. Quand elle veut le traverser, elle doit foncer comme une fusée pour essayer de survivre. Elle s’est adaptée. L’écureuil aussi s’est adapté. Lui s’est plutôt bien habitué à la présence humaine sur son territoire. Elle est moins agressive, moins fréquente, moins nombreuse. Il reste à distance mais il y trouve peut-être des avantages, il peut récupérer des restes de pique-niques. Son premier réflexe, ce n’est pas la fuite. Il attend d’abord, il observe, et puis il choisit de partir.

L’humain urbain continue son chemin. Il a fait deux rencontres animales ce matin. L’une repose sur la peur, l’autre sur la méfiance. C’était dans le monde sauvage. Le soir, il rentre dans son monde urbain. Il gare sa carcasse de métal. Près d’une poubelle qui déborde, il croise un rat énorme qui fouille les déchets, sans se soucier de sa présence. Un peu plus loin, un chat errant passe devant lui, indifférent, sans un regard. Juste avant d’arriver chez lui, un gabian plane au-dessus de sa tête et s’éloigne en riant.

Jan-Cyril Salemi
Avril 2024

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